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LE CONTEXTE DE LA PHILOSOPHIE CIORANIENNE

la littérature



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LE CONTEXTE DE LA PHILOSOPHIE CIORANIENNE



L’idéologie cioranienne le long de ses œuvres

Le système abordé par Emil Cioran semble être le résultat d’un mélange philosophique et littéraire, née d’un ouragan des sensations. Ayant une extrême lucidité, que l’on pourrait presque qualifier de pessimisme cynique, qui caractérise toute son œuvre, Cioran s’attache à détruire une à une les croyances, les visions des sociétés dans lesquelles chaque individu vit. Avec une précision chirurgicale, quasi pathologique, l’auteur pénètre au plus profond des ames, explore les instincts les plus primitifs, expliquant au passage comment devenir un tyran, le fondateur d’un empire.

Précis de décomposition

Dans cet ouvrage, on reconnait aisément les motifs annoncés par les titres des œuvres déjà publiées dans l’espace roumain : la mort, le désespoir, la solitude, l’histoire, la musique, la sainteté et les mystiques.

Le titre originel, Exercices négatifs, monte le caractère du négativisme, ainsi que le cynisme comme l’unique solution à l’existence. Le style utilisé suscite à une violence étrange que pourra être retrouvée dans ses futurs travails.

Précis de décomposition met en évidence une métaphysique pessimiste construite sur l’idée de non – être, où „l’être n’est qu’une prétention du rien” soumis aux lois de la dégradation. Autrement dit, la théorie de la personne devient synonyme de celle du mal qu’un penseur digne de ce nom ne doit pas tracer les contours. Le mal rencontré dans le désir de savoir mène à l’action de détruire soi–même.

À l’espoir, Cioran objecte la lucidité comme „pourrissoire de certitudes”, l’ idéal d’un être totalement perméable à l’espérance” qui „serait plus puissant que Dieu

La première partie intitulée Précis de décomposition, divulgue toutes les révoltes de l’anti – prophète à la recherche des resources de l’autodestruction : „ Ce néant ne vaut – il pas l’étérnité? ” se questionne Cioran. Chacune de ses offenses est en effet une façon „d’expectorer cet univers” qu’il condamne en vertu de la valeur que „la vie serait intolérable sans les forces qui la nient. Ayant perdu ses rêves, il aboutit à une vision dans laquelle se mêlent la sagesse et la farce.

Le second chapitre, Le penseur d’occasion, détaille une profonde méditation dans Adieu à la philosophie, puis augmentée à un plus immense espace dans Visages de la décadence : „Sous l’effet de la décadence, l’homme accède à son plus haut privilege, celui de se perdre. L’individu conscient n’a que la force d’anéantir l’existence, phénomène que l’on remarque dans le développement des civilisations condamnées à la décadence. La même idée est reprise dans Le décor du savoir.

Le chapitre nommé La sainteté ou les grimaces de l’absolu scrute les profondeurs de cette seconde tentation qui s’offre à l’homme d’échapper à son enfer tellurique lorsqu’il est „en butte à deux tentations : l’imbécilité ou sainteté

Syllogismes de l’amertume

Cet ouvrage se distingue du précèdent par le lyrisme révolté du Précis de décomposition, qui succède son cynisme moquant, Cioran adoptant la tournure brève de l’aphorisme.

Il confesse : „Ne cultivent l’aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur avec tous les mots

Le négativisme né du jeu des paroles, s’est proposé un motif d’exister et expédie ce „dernier facheux ” que l’on nomme Dieu.

Toutefois, on se rend compte des affres de „l’escroc du gouffre” qui a rencontré la modalité de transformer la tragédie en comédie par le biais de l’humour et le doute.

La tentation d’exister

Ce travail tire les dernières conséquences d’une réflexion de la lucidité qui ne survit que par des trahisons et l’exercice d’une raison du paradoxe, réactualisant la théorie du rêve vital de Nietzsche.

Deux périls menacent cette méditation : l’hypocrisie du nihilisme, celui qui pense le non trahit par le simple acte de vivre : „Exister équivaut à un acte de foi, à une protestation contre la vérité”[6]; comme suite l’impossibilité de s’assumr les „vérités irrespirables” qu’elle dénonce.

La simple présence du doute annonçant le manque de compatibilité entre être et connaitre, incite à „être dupe ou à périr”. Il est notable de réinventer les utopies détruites en vouant une culture aux apperences et en composant avec l’insignifiant. Ce songe accepté appartient à l’art qui revient au salut. Il n’existe une autre sollution que d’envahir la dimension imaginaire de la vie, la mort.

Le fragment, Penser contre soi , mentionne „l’honorabilité de la révolte” et l’imposture inconsciente de la sagesse. L’individu crée une insincerité inacceptable suite à la „rupture avec la quiétude de l’unité”.

L’appel mystique qui le tourmente est en complet contrast avec son instinct de conservation. Aussi bien tout le pousse à se dresser contre soi. Sa destinée historique n’est qu’un acte de violence de l’individu contre lui même. Embrassant une l’apostolat de la rebellion „cette fois” à laquelle Cioran „souscrit sans y croire”, il s’engage dans ”l’aventure luciferienne” où il a une suprématie qu’il ne détiendra jamais dans la sagesse.

Les chapitres, Sur une civilisation essoufflé et Petite théorie du destin démontrent comment cette maladie de la raison, lorsque elle atteint une société, conspire à son usure en l’animant d’un dynamisme de la désagrégation” et en lui inoculant la ”fascination du pire.”[8]

Exilé par nature, l’homme peut être également par vocation. Quant à lui, Cioran a opté les atouts de l’exil pour s’établir dans ”la cité du Rien”, à l’instar de ce peuple de solitaires ”que sont les juifs, doublement étrangers sur cette puisque ”être homme est un drame; être juif en est un autre”.[9]

Le juif, à lui seul représentatif de la condition humaine écartelée entre l’histoire et l’éternité, entre le désir d’un pays et l’enthousiasme de l’errance, est en quelque manière, jugement du monde. Suivant son exemple, ”nous devons couper nos racines, devenir métaphysiquement étrangers” insiste la Lettre sur quelques impasses qui met en évidence les absurdités d’un esprit qui, „à se nier et se renier sans arrêt”[10], „a perdu son centre” et n’a d’autre recours, pour ressuciter l’identité perdue, que l’Aventure du style. Il place dorénavant toute sa cofiance dans la réalité verbale et ne se soucie que de „démiurgie vérbale” .

Dans Rages et résignation sont envisagées les multiples conséquences de ce divorce fondamental : „être conscient, c’est être divisé avec soi, c’est se haïr”.

Cioran s’est consacré à la fonction rassurante de l’art, l’unique vraiment digne d’être prise en considération parce qu’elle donne la réponse la plus appropriée à la question générale : „comment supporter la vie

On ne parle pas de la simple question de vivre, mais de connaitre la manière de laquelle se confronter avec le mal.

Donc Le tentation d’exister se transforme dans l’équivalent de la défense d’un caprice :

Par ce qui est profond en nous, nous sommes en butte à tous les maux : point de salut tant que nous conservons une conformité à notre être. Quelque chose doit disparaitre de notre composition et une source néfaste tarir; aussi n’y a -t –il qu’une seule issue : abolir l’ame, ses aspirations et ses abimes; nos rêves en furênt envenimés; il importe de l’extirper, de même que son besoin de profondeur, sa fécondité intérieure, et ses autres observations. L’esprit et la sensation nous suffisent; de leur concours naitra une discipline de la stérilité qui nous préservera des enthousiasmes et des angoisses. Qu’aucun sentiment ne nous trouble encore et que l’ame devienne la vieilleue la plus ridicule

Histoire et utopie

Ce livre, tout comme La tentation d’exister, réunit les remarques d’un historien qui essaie de découvrir les mystères des différents régimes politiques d’après une démarche déjà adaptée dans l’étude sur Joseph de Moistre.

Les points de la réflexion cioranienne rencontrent le long de ce travail leur expression : „Ne méritent intérêt que les questions de stratégie et de métaphysique, celles qui nous rivent à l’histoire et celles qui nous en arrachent : l’actualité et l’absolu.”[14] Le drame de l’individu se répète à l’échelle collective. Les valeurs réproduisent les obessesions de l’homme fixé à la nécessité naturelle de créer des chimères.

Dans la Tentation d’exister ce rejet avait été exposé conformément à l’éternité mystique. Le long de cet ouvrage on analyse l’influence du temps de l’histoire. Les idéologies s’inventent un paradis dans le temps situé soit aux origines, soit dans l’avenir, d’après on développe la nostalgie du passé. C’est la théorie que l’individu se forme du bonheur qui le place dans l’histoire.

Sous le prétexte d’une lettre à un ami roumain, l’écrivain démarre une réflexion à l’égard des deux idéologie dominantes dans le monde, significatives des deux du développement d’une société : montée et épuisement de sa vitalité. Un régime autoritaire est le résultat d’une fort enthousiasme. D’ici découle le ton cynique dans le chapitre À l’école des tyrans, de la dictature dans laquelle se reflète la santé d’un peuple.

L’agressivité détient le premier mobile de la création en vertu de cette loi que tout dynamisme est fruit de la haine, comme l’avait si bien compris ce philosophe antique faisant de la Discorde la reine de l’humanité. C’est de cette réalité que nous entretient l’Odysée de la racune dans laquelle Cioran envisage que l’homme, une fois privé du ressentiment arrêtera d’être un animal historique :

Réprimer le besoin de vengeance, c’est vouloir donner congé au temps, enlever aux événements la possibilté de se produire.[15]

Les utopistes réfusent de prendre en compte la tragédie en jetant un défi à l’omniprésence du mal. Cependant, la pérénite de ce songe suffit à démontrer le besoin fondamental chez l’individu de chercher hors de l’histoire une sollution réelle à ses problèmes.

La chute dans le temps

Associant l’acceptation du temps et de son rythme trompeusement régénérant à une forme de passivité et de médiocrité, Cioran présente la corruption de l’action dans le temps comme la Chute elle-même, ce qui l’amène dans l’ouvrage de 1964, intitulé précisément La chute dans le temps, à déborder fréquemment la représentation courante du temps comme ligne, et à libérer ainsi la virtualité d’une extériorité :

Après avoir gaché l’éternité vraie, l’homme est tombé dans le temps, où il a réussi sinon à prospérer, du moins à vivre : ce qui est certain, c’est qu’il s’en est accommodé. Le processus de cette chute et de cet accommodement a nom Histoire

Constatant son incapacité à être « porté » et « protégé » par les instants comme les autres hommes, Cioran aurait pu se réjouir de se trouver ainsi à l’écart de l’agitation générale. Or, loin d’accéder à l’éternité originelle qu’il appelait de ses vœux, il prend progressivement conscience d’une nouvelle chute, d’une déchéance aggravée. Distinguant dorénavant deux types de « chute », il formule une curieuse topologie temporelle qui repose sur l’opposition prépositionnelle dans/du et finit par réhabiliter le temps considéré comme enveloppe protectrice, comme « élément vital » :

 Les autres tombent dans le temps ; je suis moi tombé du temps. À l’éternité qui s’érigeait au-dessus de lui succède cette autre qui se place au-dessous, donc stérile, où l’on n’éprouve plus qu’un seul désir : réintégrer le temps, s’y élever coûte que coûte, s’en approprier une parcelle pour s’y installer, pour se donner l’illusion d’un chez-soi. Mais le temps est clos, mais le temps est hors d’atteinte : et c’est de l’impossibilité d’y pénétrer qu’est faite cette éternité négative, cette mauvaise éternité.[17]



Cette déchéance temporelle ne saurait être comprise, au demeurant, indépendamment de l’expérience de la solitude à laquelle Cioran l’associe incessamment. L’écrivain émigré, viscéralement allergique, depuis l’embardée fusionnelle de sa jeunesse roumaine, à toute forme d’engagement ou de participation à la comédie sociale, revendiquait, certes, une indépendance absolue. D’une vigilance constante, malgré la chaleur de sa conversation et sa jovialité partout attestées, Cioran était décidé à ne dépendre de personne et proclamait hautement son aspiration à ce qu’on serait tenté de nommer un statut d’utopie.

 Une patrie, c’est de la glu.[18]

 Je m’intéresse à n’importe qui sauf aux autres. J’aurais pu être tout sauf législateur.[19]

 Jusqu’à présent j’étais étranger dans tous les sens du mot, c’est-à-dire un non citoyen.[20]

N’avoir jamais l’occasion de prendre position, de se décider ni de se définir, il n’est vœu que je forme plus souvent .

Quand même, ayant dépassé une sorte de point d’équilibre, Cioran finit par ressentir cette chute du temps comme une rupture de trop avec les autres, qui l’installe désormais, dans un néant social non voulu :

 Tant que nous demeurons à l’intérieur du temps, nous avons des semblables, avec lesquels nous entendons rivaliser ; dès que nous cessons d’y être, tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils peuvent penser de nous, ne nous importe plus guère 

Cette expérience d’une chute au second degré aurait pu, tout au plus, constituer une anomalie personnelle. Mais Cioran, cédant sans doute à un besoin irrépressible de prophétiser, y vit le signe avant-coureur d’une phase nouvelle de l’humanité, marquée par la dissipation des illusions engendrées par la croyance dans le temps :

 Mais voici que menace une autre chute :

Cette fois-ci il ne s’agira plus de tomber de l’éternité, mais du temps ; et, tomber du temps, c’est tomber de l’histoire, c’est, le devenir suspendu, s’enliser dans l’inerte et le morne, dans l’absolu de la stagnation, où le verbe lui-même s’enlise, faute de pouvoir se hisser au blasphème ou à l’imploration. Imminente ou non cette chute est possible, voire inévitable. Avoir perdu et l’éternité et le temps ! L’ennui est la rumination de cette double perte. Autant dire l’état normal, le mode de sentir officiel d’une humanité enfin éjectée de l’histoire.

L’émergence d’une post-histoire apparait donc comme la généralisation d’un processus vécu et exploré malgré lui par l’auteur : la destruction du moi dans la solitude conjuguée à une érosion de l’élément médiateur qui rendait possible l’énoncé même des différends, à savoir la référence à une temporalité collective, dont on a vu combien les figures spatiales auxquelles elle se prêtait permettait l’expression de points de vue opposés.

Ultime conséquence de cette dissipation de la perspective historique : la tolérance suscite des sentiments ambivalents chez ce « libéral intraitable » qui, bien que refusant de prendre position, envisageait avec circonspection l’extinction des illusions contradictoires dont il avait fait sa cible :

 L’histoire confirme le scepticisme ; cependant elle n’est et ne vit qu’en le piétinant ; aucun évènement ne surgit du doute, mais toutes les considérations sur les évènements y conduisent et le justifient. C’est dire que la tolérance – bien suprême de la terre – en est en même temps le mal. Admettre tous les points de vue, les croyances les plus disparates, les opinions les plus contradictoires, présuppose un état général de lassitude et de stérilité. On en arrive à ce miracle : les adversaires coexistent – mais précisément parce qu’ils ne peuvent plus l’être ; les doctrines opposées se reconnaissent des mérites les unes aux autres parce qu’aucune n’a de vigueur pour s’affirmer.

Par conséquent, on trouve chez Cioran une sorte de cartographie des impasses auxquelles, dans l’état actuel de notre imaginaire temporel, seraient confrontés ceux qui prétendent dessiner la figure de l’avenir ou indiquer la voie opportune. Que cette topique idéologique recoure si massivement à des oppositions spatiales et dynamiques s’explique à la fois par la prégnance effective de ce type de figures dans les représentations temporelles et par une disposition particulière de l’écrivain roumain.

Le mauvais démiurge

Le texte expose les visions d’un dualisme radical qui reconnait l’existence d’une valeur du mal à l’origine de la création. Celle-ci, minée par le néant, est le fruit d’une erreur, d’une anomalie et fait injure à la pureté du non-être :

La Santé ne crée pas, nous sommes sortis d’un dieu malheureux et méchant, d’un dieu maudit.[25]

L’hérésie mystique des Gnostiques qui proclame le mal ontologique radical du monde a inspiré à Cioran sa conception d’une ontothéologie négative et métaphorique développée dans Le Mauvais démiurge qui aurait dû s’appeler La Création manquée. Cette vision du monde qui, à bien des égards confine au jeu de l’esprit, à l’exercice de style qui hésite entre imposture, ironie, légèreté d’une part et gravité, esprit de sérieux et sentiment de tragique ontologique d’autre part. Dans cet extrait, Cioran revient sur l’expérience qui l’a fait prendre intimement conscience de la réalité du phénomène extatique qui bien qu’il pense qu’il soit d’origine physiologique ne peut se réduire qu’à cela :

C’était entre 1926 et 1927, époque de malaise permanent. J’errais toutes les nuits dans les rues en proie à des obsessions funèbres. Durant cette période de tension intérieure, j’ai fait à plusieurs reprises l’expérience de l’extase. En tout cas, j’ai vécu des où l’on est emporté hors des apparences. Un saisissement immédiat vous prend sans aucune préparation. L’être se trouve plongé dans une plénitude extraordinaire, ou plutôt dans un vide triomphal. Ce fut une expérience capitale, la révélation de l’inanité de tout. Ces quelques illuminations m’ouvrirent à la connaissance du bonheur suprême dont parlent les mystiques. Hors de ce bonheur auquel nous ne sommes qu’exceptionnellement et brièvement conviés, rien n’a une véritable existence, nous vivons dans le royaume des ombres

L’itinéraire mystique, subversif par essence, est revendiqué comme tel par Cioran car il représente une exigence de mise en péril, une complète remise en cause des valeurs de réussite et d’échec, de victoire et de défaite, de surface et de profondeur et, d’être et de néant. Ainsi, il justifie sa détermination à l’inaboutissement mystique par un gain spirituel intense, par la pérennisation de ses tensions intérieures et par le refus de la sagesse et de la sérénité qui en découle. Car il ressent comme nécessaire à sa passion exclusive de l’expression, de la création littéraire considérée comme instrument d’apaisement cathartique, de délivrance provisoire, intermittente. A ce sujet il déclare :

Je ne suis pas un mystique. Au fond, l’échec de ma vie, c’est que je ne suis pas allé jusqu’au bout. J’ai été fasciné par la mystique, je suis allé jusqu’à un certain point, mais je n’ai pas abouti. Pas abouti au plan spirituel.

D’ailleurs, Cioran établit souvent un lien qui lui est intime entre les spiritualités orientales et les tendances gnostiques. Ce rapprochement subjectif et souvent implicite consiste aux yeux de Cioran à affirmer que ces sagesses ne cherchent pas tant à imposer une quelconque vérité pour la promouvoir au rang d’absolu mais à cheminer vers l’abolition de l’illusion donc, du désir, propre à la condition humaine. C’est cette volonté de dépasser les multiples ambivalences inhérentes à l’humanité de l’homme écartelée entre des fondements pulsionnels corporels et l’émergence et les développements de la conscience. Que ce soit par la licence ou par l’ascèse – tant il est vrai que la licence peut elle-même être pratiquée à la manière d’une ascèse, chez les barbélo gnostiques par exemple – ces cheminements intérieurs farouchement spiritualistes aspirent à se défaire du monde et de la matière en se tournant vers des étincelles d’ame profondément enfouie en nous.

Toute connaissance, toute prise de conscience, est tragique par essence. Même sans la noirceur gnostique, elles comportent un risque majeur : elles révèlent l’omniprésence de l’illusion mais non sa nécessité. En cela, Cioran puise sa vision des choses chez Schopenhauer, lui-même victime d’une erreur de perception du bouddhisme dans le sens où comme ses contemporains il y voit un culte du néant faisant écho dans l’imaginaire philosophique européen à la négation de la vie.

Le savoir négatif, l’esprit critique poussé à son point de rupture est le mécanisme même qui démonte les illusions et peut conduire à la conviction que la vie n’a pas d’intérêt et ne peut être comprise que comme une erreur, un mirage. Cioran se fait un devoir de percevoir l’illusion comme une progression spirituelle quand elle est assumée comme telle :

Qui a raison ? On ne sait. Perdre ses illusions, ce n’est pas être profond. Mais en garder beaucoup, en acquérir beaucoup surtout, cela oui, a quelque rapport avec l’esprit de profondeur.[28]

Influencé par le bouddhisme, il fait appel à l’irréalité pour justifier l’injustifiable exactement comme il faisait appel au gnosticisme pour accuser le Mauvais Démiurge de l’ignominie de la Création.

La multiplication des angles de vue, des réinterprétations de traditions spirituelles aussi différentes que le gnosticisme, le bouddhisme mahayana ou l’hindouisme a donc pour fonction d’apporter une consolation ultime et paradoxale au plus subtilement pessimiste des penseurs : « Tout est irréel. Si c’était réel, ce serait une tragédie stupide. L’histoire, pour parler excès, est lamentable, et la mort n’est pas tolérable6 ». Raison de plus pour Cioran de trouver que le bouddhisme offre une solution : il ruine le rêve du monde et sape, en même temps, l’illusion de l’infaillibilité de concepts aussi opposés qu’inséparables, tels la vie et la mort, le bien et le mal ou l’ici-bas et l’au-delà. Sur le nuancier des apparences, ces termes abstraits sont incapables de cerner le grand Absent qui hante la pensée cioranienne et ne peuvent que délimiter un « espace » sans nom que l’on pourrait désigner comme un entre-deux où le réel s’abolit partiellement en se dissolvant dans l’illusion fantasmatique et inversement.

En effet, l’Absolu cioranien omniprésent parce qu’introuvable glisse entre tout ce qui nous définit et tout ce que nous définissons et c’est encore à notre avidité de vouloir le saisir que nous devons imputer cette frustration née de son silence :

Quand, par appétit de solitude nous avons brisé nos liens, le Vide nous saisit : plus rien, plus personne… Qui liquider encore ? Où dénicher une victime durable ? – une telle perplexité nous ouvre à Dieu : du moins, avec Lui sommes nous sûrs de pouvoir rompre indéfiniment. [29]

L’attachement au cercle de naissance et de mort, le samsara, fait adhérer au monde où la souffrance interdit la délivrance par le nirvana. Le problème est que l’idée même qui disqualifie toutes les autres est une entrave de la pensée qui cherche à se perpétuer indéfiniment et que, finalement, « […] affirmer que tout est illusoire, c’est sacrifier à la plus grande illusion, c’est lui reconnaitre un haut degré de réalité, le plus haut même » (De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 140). L’aporie atteint alors son paroxysme et il faut apprendre à se contenter du moindre mal que constitue l’écriture, moyen pragmatique d’échapper à la morbidité.

Bien entendu, s’enfermer dans le silence serait l’idéal, mais justement le silence est inaccessible du fait de sa nature d’idéal. A défaut de silence absolu, le demi-silence de l’écriture fragmentaire expose le drame d’une lucidité assujettie au silence. Si ce dernier connait un tel prestige aux yeux de Cioran, il le doit à sa puissance implicitement destructrice, dissolvante, à son caractère de vérité absolue délivrée de tout contenu, à son caractère psychiquement intenable. Ainsi, il fonde un itinéraire spirituel négatif conçu comme un cheminement entre subversion et ascèse. Ces « exercices spirituels » négatifs constituent une pluralité d’écartèlements, de tensions et de convergences entre mystiques orientales et occidentales.

Pourtant, passé un certain seuil de maitrise spirituelle, la discrimination entre réel et illusion s’abolit comme dans le phénomène central de l’extase :

A la faveur de l’extase – dont l’objet est un dieu sans attributs, une essence de dieu – on s’élève vers une forme d’apathie plus pure que celle du dieu suprême lui-même, et si on plonge dans le divin, on n’en est pas moins au-delà de toute forme de divinité. C’est là l’étape finale, le point d’arrivée de la mystique, le point de départ étant la rupture avec le démiurge, le refus de frayer encore avec lui et d’applaudir à son œuvre. Nul ne s’agenouille devant lui ; nul ne le vénère. Les seules paroles qu’on lui adresse sont des supplications à rebours, - unique mode de communication entre une créature et un créateur également déchus

De l’inconvénient d’être né

L’acte d’écriture acquiert un statut profondément ambivalent dans ce livre. D’une part, il isole du monde celui qui s’y livre – ne serait-ce que durant le temps de l’écriture – et d’autre part, il relie le penseur à un lectorat potentiel. C’est en cela que l’analyse impitoyable du moi est pour Cioran la seule voie d’accès à l’universel. L’écriture introspective est employée comme l’instrument qui permet de discerner vices et défauts et qui peut sinon en délivrer du moins enseigner à les accepter.

L’acte d’écrire paradoxal encore, est aussi un remède paradoxal car il permet de poursuivre un cheminement spirituel négatif qui se structure de cette façon : la lucidité dévoile toujours davantage la suprématie de l’illusion dans tous les domaines de l’existence tout en rendant le sujet plus endurant psychiquement. Ce qui lui permet de vivre sans adhésion à rien mais non sans profondeur et en connaissant parfaitement ce à quoi il n’adhère pas.

Cette dernière face à la conscience inaugure un cercle vicieux : elle est le remède dans le mal puis devient le mal dans le remède et inversement. Les effets pervers du recul des limites, de la transgression, permet une endurance face aux révélations de la lucidité et crée une dépendance. La passion insatiable et irrépressible pour une lucidité négatrice sape toute valeur et rend impraticable toute vérité car elle hausse les critères au degré suprême, elle juge au regard de l’infinie perfection de l’absolu. Aucune valeur humaine n’est en mesure d’atteindre la perfection que cette passion exige alors elle trouve refuge dans la négativité du nihilisme.



Les notions de style et de catharsis que j’associe ici se présentent chez Cioran comme indissociablement liées. Le mot grec catharsis signifiant « purgation » et « purification » a une double origine dans la Grèce archaïque. A la fois religieuse et médicale avant de concerner le théatre. Il a été utilisé par Aristote dans sa Poétique afin de désigner l’effet produit par la représentation de la tragédie sur le spectateur. Selon Aristote, le spectacle tragique doit exciter chez le spectateur des émotions de terreur et de pitié qui, éprouvées réellement, mais face à une représentation fictive, purgent ce dernier de la présence excessive de ses passions en en faisant ressentir les pires conséquences. Mais, la catharsis est un processus de régulation des passions autant sur le plan individuel que social et non une purge définitive. Le processus cathartique vise, à travers le théatre tragique à gérer les passions individuelles en les équilibrant par l’élimination de leurs trop-pleins. Ce qui a pour effet de rendre la vie collective de la Cité plus harmonieuse et d’oeuvrer au bien commun par le biais du bien-être individuel.

  La manière dont s’appréhende la notion de catharsis chez Cioran est différente. En effet, même si Cioran n’est pas dramaturge le terme de catharsis peut être légitimement employé pour qualifier l’effet produit sur lui-même tout autant que sur le lecteur par un style qui est la marque d’une spiritualité intériorisée sur la scène d’un théatre intime et néanmoins touchant toujours à l’universel. Conçu à la fois comme sentiment de confirmation d’une vision du monde pessimiste et comme fuite face à l’angoisse métaphysique et ontologique, la constitution hétérogène de sa sensibilité relativiste et anti-humaniste interprète la connaissance de soi à travers le prisme d’une contingence saturée d’affects négateurs et dissolvants pour un moi qui se voue à l’intériorisation. Ce fragment en fournit l’illustration :

La connaissance de soi, la plus amère de toutes, est aussi celle que l’on cultive le moins : à quoi bon se surprendre du matin au soir en flagrant délit d’illusion, remonter sans pitié à la racine de chaque acte, et perdre cause après cause devant son propre tribunal ?

Cette intériorisation du processus de dévoilement de l’absence de nécessité de tout concept prétendant établir une vérité quelconque au regard de l’absolu, aboutit à une sorte de philosophie du paradoxe. En se réfugiant dans une attitude ambivalente et paradoxale, alliant un scepticisme si prégnant qu’il est comme une seconde nature, à ce qu’il nomme la « suprématie du caprice », il élève le choix irrationnel au rang de méthode d’investigation épistémologique. Il recourt souvent aussi à ce que l’on pourrait qualifier comme une « ironie fictivement dogmatique » où l’écrivain prend la pose d’un parti pris irrationnel et scandaleux à des fins de dénonciation de l’unité de la connaissance et de la vérité. Dans ce registre, l’aphorisme suivant, prend position contre tout savoir sans autre forme d’argumentation, sans discussion possible :

Objection contre la science : ce monde ne mérite pas d’être connu.[32]

En affichant cette attitude provocatrice, il ne fait pas de doute que Cioran va à l’encontre de l’opinion communément admise mais sans motivation autre que de faire un trait d’esprit, afin d’exprimer sa position sans désir de justification mais seulement dans l’optique de se purger d’une opinion. Il valorise ainsi le juron comme thérapeutique quotidienne :

Interdisez le juron. Vous comprendrez alors ses vertus libératrices, sa fonction thérapeutique, la supériorité de sa méthode sur celle de la psychanalyse, des gymnastiques orientales ou de l’Eglise, vous comprendrez surtout que c’est grace à ses merveilles, à son assistance de chaque instant que la plupart de nous doivent de n’être criminels ni fous.

Ainsi, la vision du monde cioranienne aboutit à une somme d’attitudes subtiles mises en adéquation avec sa vie, mais à travers les contradictions qui en découlent. Cioran se livre à des exercices spirituels négatifs soumis à une sorte de « délire de réflexion » qui démasque les dessous de chaque acte de manière irrépressible. Dans cette perspective, la conscience est perçue non seulement comme le nœud de la fatalité tragique inhérente à la condition humaine mais comme un principe de subtile régression vis-à-vis de la force de l’instinct.

Le personnage de penseur et de styliste que se forge Cioran répond à l’exigence d’une éthique de vie basée sur l’esthétique qui est l’expression de « l’écartèlement ontologique et existentiel par l’écartèlement éthique et stylistique ». Le paradigme du « penseur-éveilleur » que Cioran feint d’incarner avec insistance évoque dans certaines de ses attitudes la figure du Socrate ironiste et paradoxal des dialogues de Platon. Ce dernier pourchasse avec détermination tous les idéaux et fait de ce combat contre ce mode d’illusion en actes sa quête de la vérité. Cioran refuse néanmoins, quant à lui, d’argumenter affirmant catégoriquement la relativité de l’idée de vérité. Par l’interrogation au service de la négation, il affirme sa détermination à ne rien imposer à quiconque mais se sait apte à « accoucher » certaines ames  en les poussant à se révéler à elles-mêmes. Cette maïeutique subversive qui à travers un dialogue qui n’exclut pas la morgue, le sarcasme, les raisonnements par l’absurde ou les antiphrases est destinée à saper les certitudes acquises et généralisées sans rigueur tout comme d’autres convictions de surface confinant au préjugé, au stéréotype, par définition, non investis par une appropriation critique et raisonnée.

L’expérience mystique d’Emil Cioran

L’interprétation cioranienne de la mystique franchit un pas et se fait plus subversive et négatrice en affirmant que pour tout mystique véritable, Dieu ou le divin se confondent avec le néant :

Sans Dieu tout est néant ; et Dieu ? Néant suprême.

Cette citation fait encore écho à celle-ci extraite de la partie des Exercices d’admiration consacrée à Caillois : Le néant n’est en définitive que la version plus pure de Dieu, et c’est pourquoi y ont plongé avec tant de frénésie les mystiques, aussi bien du reste que les incroyants à fond religieux. Ce que Cioran dit ensuite de Caillois, nul doute qu’il puisse se l’appliquer à lui-même: Caillois ne jalouse pas les premiers, et il lui répugnerait sans doute de se classer parmi les seconds.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Cioran se soit très vite reconnu des affinités avec cette religion de l’épure, stylisée au maximum puisque sans Dieu, qu’est le bouddhisme. Dans deux entretiens accordés la même année 1982 à Léo Gilet et Luis Jorge Halfen, Cioran affirme s’être détaché du bouddhisme de la même façon qu’il a dépassé son engouement passionnel pour la pensée de Nietzsche :

Le bouddhisme m’a pendant très longtemps intéressé ; c’est que le bouddhisme vous permet d’accéder à une religion sans avoir la foi. Le bouddhisme est une religion qui ne préconise que la connaissance. On nous enseigne que nous ne sommes que des composés, que ces composés se dissolvent, qu’ils n’ont pas de réalité, on nous démontre notre non réalité. Et ensuite on dit : maintenant tirez les conséquences. [] Jusqu’au jour où je me suis rendu compte que c’était une imposture. Même à l’heure actuelle je suis d’accord avec toutes les constatations négatives du bouddhisme : nous ne sommes pas réels, tout cela c’est des mensonges, tout est illusion Mais la voie que préconise le bouddhisme m’est inaccessible. Le renoncement au désir, la destruction du moi, la victoire sur le moi. Si vous restez attachés à votre moi, le bouddhisme est une impossibilité. Donc, il faut triompher de son moi. Mais j’ai constaté que je ne pouvais triomphé du mien. Et que j’étais obsédé par moi-même comme nous tous. [] mais la vision du Bouddha sur la mort, sur la vieillesse, sur la souffrance, c’est une expérience que j’ai vécue et que je vis encore. C’est ma réalité quotidienne. Mais les solutions que préconise le Bouddha ne sont pas les miennes, puisque je ne peux pas renoncer au désir. Je ne peux renoncer à rien. [] Je suis un bouddhiste uniquement pour ce qui est procès-verbal sue la souffrance, la vieillesse et la mort. Mais quand le Bouddha dit : maintenant il faut renoncer au désir, triompher du moi, je ne peux pas. Et je ne peux pas parce que j’ai vécu dans la littérature et que tout ce que j’ai écrit, au fond, tourne autour du moi. Que ce soit mon moi ou le moi en général. Et, ça le bouddhisme c’est exactement le contraire. Et ensuite tout de même, la grande idée du bouddhisme, c’est le renoncement. Et je dois dire que, quand je regarde autour de moi, je vois très peu de gens qui soient capables de renoncer. Et moi-même, à vrai dire, j’ai constaté que j’en suis incapable.

Dans cette seconde citation, Cioran explique pourquoi il s’est détaché du bouddhisme et comment l’acceptation de son caractère « frénétique » l’a poussé à aller jusqu’à se détacher de l’exigence du détachement pourtant si profondément ancrée en lui :

Je me suis beaucoup occupé du bouddhisme, à un certain moment. Je me croyais bouddhiste, mais en définitive je me leurrais. J’ai finalement compris que je n’avais rien de bouddhiste, et que j’étais prisonnier de mes contradictions, dues à mon tempérament. J’ai alors renoncé à cette orgueilleuse illusion, puis je me suis dit que je devais m’accepter tel que j’étais, qu’il ne valait pas la peine de parler tout le temps de détachement, puisque je suis plutôt un frénétique

Ce renoncement au bouddhisme le mène à une position radicale à la fois solipsiste et nihiliste qui envisage la disparition de l’humanité comme un bienfait non seulement pour elle même mais aussi au regard de l’Absolu :

Je ne suis pas un égoïste. Ce n’est vraiment pas le mot qui convient. Je suis compatissant. La souffrance des autres a sur moi un effet direct. Mais si l’humanité disparaissait demain cela me serait égal. La disparition de l’homme est une idée qui ne me déplait pas

On peut de la pensée cioranienne comme d’une théologie négative qui voit dans la Création le premier acte de sabotage et dans la naissance une catastrophe et une faute de goût que même la mort ne peut effacer et dont le nihilisme apparent n’est qu’un moyen de totale remise en cause ontologique à travers le jeu critique, obsessionnel et ironique, d’une ontothéologie fictive qui se sait aussi illusoire que puissamment métaphorique. L’expérience mystique cioranienne inaboutie et soumise à la tentation nihiliste lucide est soumise à l’écartèlement et se contente à une admiration velléitaire et fantasmatique de la « plénitude du vide » bouddhique.

La voie mystique n’est accessible qu’au très petit nombre de ceux qui se sont sentis appelés et ont répondus à cet appel. En cela, Cioran ne peut être considéré comme un mystique à part entière étant donné les spécificités de son scepticisme, sa vision tragique et la prégnance de ses humeurs noires. Son catastrophisme qui garde la marque de son impulsivité première est pourtant refroidi par la grace de son style aphoristique teinté d’un goût de la dérision et du sarcasme trop prononcé pour se plier à cet idéal de vie qui trouve sa continuité, son unité dans une foi aussi intense qu’ascétique. Or c’est précisément là, dans cet inaccomplissement sans cesse revendiqué et affiné, que réside le caractère irréductiblement original et subversif de l’itinéraire spirituel cioranien.

C’est ainsi que Cioran en organisant son inaccomplissement spirituel se forge, en contrepartie, une vocation de créateur exprimant par son art du fragment, la tragédie d’une conscience écartelée par son incapacité à la délivrance, moteur de sa créativité.

Pour en revenir à l’appel mystique que Cioran a ressenti et auquel il ne s’est jamais véritablement soustrait mais qu’il n’a pas voulu mener à son terme pour mieux se consacrer à l’expression littéraire de sa pensée élevée au rang d’art, sa véritable vocation de créateur incompatible avec l’accomplissement mystique qui transcende la nécessité, le besoin de créer par cette autre vocation qu’est celle du vide. Cet appel du néant qui se traduit chez Cioran par la tentation du suicide, appel avec lequel il entretient des rapports identiques à ceux, déjà décrits, du mystique avec Dieu. En réalité, la mystique négative et lacunaire de Cioran, volontairement maintenue dans l’incomplétude est indissociable de ce qu’elle aspire contradictoirement à dépasser sans pouvoir se donner les moyens de ce dépassement. Elle ne cesse de se saper elle-même par le recours récurrent à une lucidité dissolvante qui l’empêche de croire en Dieu autrement que comme une tension entre l’ame et l’esprit. Ce qui pose la question des limites de l’esprit humain dans ses invariances aussi bien que dans ses mutabilités. La mystique cioranienne de la lucidité a en commun avec toutes les mystiques, aussi bien occidentales qu’orientales, le souci de faire éclater les cadres de la normalité de la condition humaine. En cela, un pont existe entre les civilisations comme l’explique Cioran lui-même.

C’est par les mystiques que les occidentaux rejoignent les orientaux. Là aussi la vision mystique est inconcevable sans l’expérience. Un mystique qui n’a pas d’extase n’existe pas. Ce qui est intéressant, c’est que l’expérience mystique est formulée presque dans les mêmes termes dans les deux civilisations si différentes. Parce qu’au fond, si vous songez à l’extase, que ce soit en Orient ou en Occident, ça n’a pas d’importance, il y a les attitudes qui forcent le langage. Où que vous soyez, vous êtes tenu à employer certaines expressions. Donc il y a une similitude sur les hauteurs. Disons : au comble du vertige. (Entretiens, op. cit. p. 81)

L’expérience mystique poussée à sa limite extrême rejoint paradoxalement le nihilisme en ce sens qu’elle aboutit à nier l’idée de Dieu par volonté de se perdre dans le divin, afin de s’y fondre. Cioran insiste sur le fait que ce cheminement est difficile à cerner pour des esprits marqués par l’idéal rationaliste issu du cartésianisme, du classicisme puis de l’esprit des Lumières. Cet idéal de clarté, Cioran ne le rejette pas mais le réserve à son style qu’il met paradoxalement au service de visées mystiques, justement pour démontrer, une fois de plus, l’ambivalence consubstantielle à la nature humaine qui ne peut chercher un idéal de clarté sans traverser l’obscurité du non sens.

L’aboutissement pratique de la mystique en tant que technique spirituelle est l’extase qui ne peut être atteint que par le truchement de l’annihilatio, opération de la pensée, concentration de l’esprit et de l’ame en tension vers un mouvement unique d’anéantissement, de néantisation du champ du réel. Cet exercice spirituel d’installation du vide et d’ascèse radicale a pour but de parvenir à l’inconnaissance absolue qui n’est pas l’ignorance mais une volonté d’oubli de soi pour atteindre l’hénôsis, l’union en Dieu. Cette expérience d’une vie qui se veut absente au monde, « perinde ac cadaver », pareille à un cadavre, se consacre dans l’ascèse à une quête, maintenue dans l’intensité et la durée, de l’Etre dans le Néant, quête qui est la marque distinctive de toute expérience mystique comme le souligne ici Cioran.

Pas d’expérience mystique sans transfiguration. La passivité ne saurait être aboutissement. Cette immense pureté intérieure qui place l’être au-dessus de tout n’est pas stagnation. Si, par exemple, le bouddhisme est aisé en théorie, il ne l’est pas en pratique – pour les Européens surtout, engagés facilement dans les fausses expériences qui ne donnent que l’illusion de la libération. Cette libération on la découvre par soi-même et non pas en devenant le disciple de quelqu’un ou en adhérant à une communauté spirituelle. La seule expérience profonde, c’est celle qui se fait dans la solitude. Celle qui est l’effet d’une contagion reste superficielle - l’expérience du néant n’est pas une expérience de groupe. Mais, après tout, le bouddhisme n’est qu’une sagesse. La mystique va plus loin. La mystique, c’est-à-dire l’extase. J’en ai eu moi-même, en tout et pour tout, lors de ma période d’intense désarroi. Ce sont des expériences que l’on peut vivre avec ou sans la foi.



Toutefois la particularité du néant, du vide dans l’expérience mystique de la transfiguration est comme ne cesse de le souligner Cioran, son caractère plein et entier, sa complétude, son aspect de retour total à l’unité originelle. Cioran dans La Tentation d’exister compare le néant du mystique à celui du philosophe et observe « […] à rebours du néant, abstrait et faux des philosophes, le leur éclate de plénitude : jouissance hors du monde, exhaussement de la durée, annihilation lumineuse par-delà les bornes de la pensée. »



Cioran, E, Précis de décomposition, Paris, Gallimard, 1984, p 79

Ibid, 84

Ibid, 39

Ibid, 134

Ibid 139

Cioran, E, La tentation d’exister, Paris, Gallimard, 1956, 35

Ibid, 57

Ibid, 78

Ibid, 83

Ibid, 83

Ibid, 83

Ibid, 83

Ibid, 146

Cioran, E, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, 39

Ibid, 93

Cioran, E, La chute dans le temps, Gallimard, 1960, 63

Ibid, 43

Ibid, 54

Ibid, 58

Ibid, 60

Ibid, 67

Ibid, 69

Ibid, 77

Ibid, 87

Cioran, E, Le mauvais demiurge, Paris, Gallimard, 1969, 72

Entretiens avec Sylvie Jaudeau (suivis d'une analyse des oeuvres), Paris, José Corti, 1990 p. 218

Ibid,

Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, 603

Cioran, E, Syllogismes de l’amertume, Gallimard, 1952

Cioran, E, Le mauvais demiurge, Paris, Gallimard, 1969, 16

Cioran, E, De l’inconvénient d’être né Gallimard 1973, 51

Ibid, 44

Cioran, E, Syllogismes de l’amertume, Gallimard, 1952 ,77

Exercices d'admiration. Essais et portraits, Paris, Gallimard, 198, 140

Ibid, 156

Entretiens avec Sylvie Jaudeau (suivis d'une analyse des oeuvres), Paris, José Corti, 1990, 82

Ibid, 83

Ibid, 103

Ibid, 219

Cioran, E, La tentation d’exister, Paris, Gallimard, 195, 162





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