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Ghérasim Luca (1913 – 1994)
Voir aussi : Ghérasim Luca par lui-même À propos de Ghérasim Luca
Ghérasim Luca est né à Bucarest en 1913 dans un
milieu juif libéral. Il fut dès ses jeunes années en contact avec plusieurs
langues, en particulier le français, langue de la culture littéraire
– culture contestée on le sait par un autre roumain Tristan Tzara, de près
de vingt ans son ainé. La culture germanique, viennoise et berlinoise, est très
présente à Bucarest au début des années trente, qui sont ses années de
formation. Luca lit très tôt les philosophes allemands et connait les débats
qui nourrissent la réflexion sur la psychanalyse ; son ami Dolfi Trost, de
formation psychanalytique, encourage cette découverte. Il collabore à
différentes revues 'frénétiques' d’orientation surréaliste Alge,
Unu, etc. À la fin des années trente, il concentre son intérêt sur la
production du surréalisme parisien, auquel ses amis Jacques Hérold et Victor
Brauner sont liés. Il correspond avec André Breton, mais, visitant Paris, il
renonce à le rencontrer. La guerre l’y surprend, il parvient à regagner la
Roumanie et à y survivre.
C’est dans la brève période de liberté avant le
socialisme que Luca renait à la littérature et au dessin, suscitant un groupe
surréaliste avec quelques amis. Il dispose d’une imprimerie et d’un lieu
d’exposition, multiplie les libelles, collectionne les objets d’art et adopte
la langue française dans son désir de rompre avec la langue maternelle. En 52
il quitte la Roumanie et s’installe à Paris.
Ses poèmes, dessins ou collages
('cubomanies') sont publiés par la revue Phases. Il élabore
des livres-objets auxquels contribuent Jacques Hérold,
Max Ernst, Piotr Kowalski. Le Soleil Noir au cours des années 70 relance
ce goût pour l’objet quasi magique qu’il cherche alors à réaliser, accompagné
d’un disque du texte lu par sa propre voix.
Au travail sur la langue, roumaine ou française,
avec ses effets de bégaiement décrits par Gilles Deleuze, il faut ajouter la
mise en scène de ses écrits et le travail de tout le corps que représentait
pour lui la lecture publique de ses écrits, lors de festivals de poésie, dont
certains sont restés célèbres, dans les années 1960, à Amsterdam ou à New York.
Dans sa solitude et sa recherche d’une pierre
philosophale, d’une 'clé', Luca troublé par la montée des courants
raciste et antisémite s’est suicidé en janvier 1994.
© Dictionnaire des lettres françaises, Le XXe
siècle, La Pochotèque, Librairie Générale Française, 1998.
Ghérasim Luca
Ghérasim Luca s’est attaché à l’exploration du
fonctionnement réel de la pensée et de l’acte (Le Vampire passif).
Dans un monde qui se désagrège, mais non les
valeurs et les intuitions qui le sous-tendent et qui s’inscrivent dans la
figure d’Œdipe, va émerger la poésie non-œdipienne (L’Inventeur de l’amour,
1945 ; Le Secret du vide et du plein, 1947).
Le langage se trouvera simultanément déconstruit
et recomposé (Héros-limite, 1953). Par le moyen d’opérations physiques
sur le langage, Luca respire une vibration évidente mais pourtant insoupçonnée
logée dans les structures verbales (Sept slogans ontophoniques,
1964 ; Sisyphe géomètre, 1967 ; Le Chant de la carpe,
1973). De cette approche procèdent également les rituels de L’Extrême-Occidentale,
1961, les transmutations de La Clef, 1960, les genèses de La Fin du
monde, 1969.
Mais aussi le poème quitte l’écrit, s’oralise (Crimes
sans initiale ; L’Autre Mister Smith (récitals), se visualise (Crier
taire ; Maison d’yeux ; cubomanies ; dessins). Dans Paralipomènes,
1977, s’affirme la tendance à sortir du langage, à transgresser le mot par le
mot, et le réel par le possible.
Enfin, avec Théatre de bouche, 1984, Luca
se fait le metteur en scène des affres de l’homme axiomatique.
Ghérasim
Luca par lui-même
Lichtenstein 1968.
Introduction à un récital :
Il m'est difficile de m'exprimer en langage
visuel.
Il pourrait y avoir dans l'idée même de
création-créaction-quelque chose, quelque chose qui échappe à la description
passive telle quelle, telle qu'elle découle nécessairement d'un langage
conceptuel. Dans ce langage, qui sert à désigner des objets, le mot n'a qu'un
sens, ou deux, et il garde la sonorité prisonnière. Qu'on brise la forme où il
s'est englué et de nouvelles relations apparaissent : la sonorité
s'exalte, des secrets endormis surgissent, celui qui écoute est introduit dans
un monde de vibrations qui suppose une participation physique, simultanée, à
l'adhésion mentale. Libérer le souffle et chaque mot devient un signal. Je me
rattache vraisemblablement à une tradition poétique, tradition vague et de
toute façon illégitime. Mais le terme même de poésie me semble faussé. Je préfère
peut-être : 'ontophonie'. Celui qui ouvre le mot ouvre la
matière et le mot n'est qu'un support matériel d'une quête qui a la
transmutation du réel pour fin. Plus que de me situer par rapport à une
tradition ou à une révolution, je m'applique à dévoiler une résonnance d'être,
inadmissible. La poésie est un 'silensophone', le poème, un lieu
d'opération, le mot y est soumis à une série de mutations sonores, chacune de
ses facettes libère la multiplicité des sens dont elles sont chargées. Je
parcours aujourd'hui une étendue où le vacarme et le silence s'entrechoquent
– centre choc –, où le poème prend la forme de l'onde qui l'a mis en
marche. Mieux, le poème s'éclipse devant ses conséquences. En d'autres
termes : je m'oralise.
Deux extraits de notre CD : Ghérasim Luca par Ghérasim
Luca sur le site Hache, dédié à l'auteur.
Passionnément et Quart d'heure de métaphysique .
Quantitativement
aimée, Éditions de l’Oubli, Bucarest,
1944
Le Vampire passif, Éditions de l’Oubli,
Bucarest 1945
Dialectique de la dialectique, en
collaboration avec Dolfi Trost, éditions surréalistes, Bucarest, 1945
Les Orgies des Quanta, Editions de l’Oubli,
Bucarest 1946
Amphitrite, Éditions de l’Infra-noir, Bucarest
1945
Le Secret du vide et du plein, Éditions de
l’Oubli, Bucarest 1947
Héros-Limite, Le Soleil Noir, Paris 1953 avec
une gravure et trois dessins
Ce Chateau Pressenti, Méconnaissance, Paris
1958 Frontispice et gravure de Victor Brauner
La Clef, Poème-Tract, 1960, Paris
L’Extrême-Occidentale, Editions Mayer,
Lausanne 1961 avec 7 gravures de Arp, Brauner, Ernst,
Hérold Lam, Matta, Tanning
La Lettre, sans mention d’édition, Paris,
1960
Le Sorcier noir, avec Jacques Hérold, Paris
1996
Sept slogans ontophoniques, Brunidor, Paris
1963 avec gravures de Augustin Fernandez, Enrique Zanartu, Gisèle-Celan
Lestrange, Jacques Hérold.
Poésie élémentaire, éditions Brunidor, Vaduz,
Liechesntein, 1966
Apostroph’Apocalypse, Éditions Upiglio, Milan
1967 avec quatorze gravures de Wilfredo Lam
Sisyphe Géomètre, Éditions Givaudan, Paris,
1967 Livre- sculpture conçu par Piotr Kowalski
Droit de regard sur les idées, Brunidor,
Paris, 1967
Déférés devant un tribunal d’exception,
sans indication d’édition, Paris, 1968.
Dé-Monologue, Brunidor, Paris, 1969 avec deux
gravures de Micheline Catty
La Fin du monde, Editions Petitthory, Paris
1969 avec frontispice de Micheline Catty et cinq dessins de Ghérasim Luca
Le Tourbillon qui repose, Critique et
Histoire, 1973.
Le Chant de la carpe, Le Soleil Noir, Paris,
1973 avec sonogramme et sculpture de Kowalski
Présence de l’imperceptible, Franz Jacob,
Chatelet ; sans date d’édition
Paralipomènes, Le Soleil Noir, Paris 1976
avec une cubomanie de Luca
Théatre de Bouche, Criapl’e, Paris, 1984 avec
une gravure et neuf dessins de Micheline Catty.
Satyres et Satrape, éditions de la Crem,
Barlfeur, 1987
Le Cri, éditions Au fil de l’encre, Paris,
1995
Film : Comment s’en sortir sans sortir de
Raoul Sangla 1989 (55 minutes), Arte, CDN, FR3
Récitals
1967 : Stockholm, Moderna Museet
1968 : Vaduz, Aula der Volksschule
1969 : Paris, Musée Art Moderne
1970 : Paris, Atelier de Création
Radiophonique
1971 : Paris, Galerie Albertus Magnus
1973 : Stockholm, Franska Institut
1975 : Paris, Musée d’Art Moderne
1977 : Sceaux, centre Gémeaux
1977 : Paris, La Hune
1981 : Paris, Centre Georges Pompidou
1984 : New York, Museum of Modern Art
1984 : San Francisco, International Festival
of Language and Performance
1985 : Oslo, 1er Festival International de
Poésie
1986 : Villeneuve d’Ascq, Musée d’Art
Moderne
1986/1987 : Paris, France Culture
1988 : Genève
À Propos de Ghérasim Luca
Assister, ou plutôt participer, à un récital de
Ghérasim Luca est une chose importante, bousculante, toujours bouleversante. Il
y a l’étroit praticable et le haut micro, il y a la présence de cet homme de 78
ans, pas très grand, très droit, tellement vif et dont le regard bleu clair
mobilise l’auditoire dans une attention très tenue, il y a surtout la posture
de ce corps lisant, cette attaque en biais du micro, la position un peu écartée
des coudes et un relevé des mains qui tiennent le livre et il y a enfin l’angle
que font les pieds et qui donnent à l’' appareil Luca ' une
extraordinaire assise, prise, un étonnant équilibre. Et il y a bien sûr la voix
elle-même, profonde, articulante, véritable moteur à projeter les effets de
sens dans toutes les directions.
Jean-Jacques Viton
Ghérasim Luca était un rebelle et un solitaire,
même s'il fut proche d'André Breton et de certains surréalistes comme Victor
Brauner et Wilfredo Lam. Ses livres étaient rares, son exigence absolue, tant
pour l'œuvre que pour le support et le contexte de sa publication : en
témoignent les livres-objets publiés aux éditions Le Soleil Noir,
dirigées par François Di Dio, avec la collaboration d'artistes comme Jacques
Hérold et Piotr Kowalski.
De Ghérasim Luca, Gilles Deleuze a écrit qu'il
était le plus grand poète français vivant. Pour ceux qui assistèrent aux
récitals qu'il donnait de loin en loin, ou qui le découvrirent dans Comment
s'en sortir sans sortir, récital télévisuel réalisé par Raoul Sangla, sa
présence était une transe calme, un envoûtement unique, inoubliable.
Le magnétisme est sans aucun doute l'effet auquel
vous n'échappez pas une fois entré dans Luca.
B. Fillaudeau
Cette énergie folle de la morphologie de la
langue, Luca ne la sépara jamais d'une éthique de vie, en unissant la pensée et
l'affect en une tourne qui renversait l'esprit et le corps.
Emmanuel Laugier
Essai sur Ghérasim Luca
Gherasim Luca. L’intempestif de Dominique Carlat, aux éditions José Corti,
1998.
L’intempestif caractérise alors cette voix
discordante qui s’empare des représentations philosophiques contemporaines et les place sous une lumière qui révèle subitement les
tensions irrésolues qui les traversent. La poésie est ici la danse de la pensée
lorsqu’elle refuse toute précaution, et 'comme le funambule à son fil
s’accroche à son propre déséquilibre'. Cette approche poétique de
l’abstraction philosophique révèle les désirs qui la nourrissent et dessine,
dans la langue, les contours sensuels parcourus par l’idée avant son expression.
La démystification n’est pas la fin ultime de
cette œuvre. La création poétique se voue à la conquête de l’incertitude.
S’esquisse une théorie poétique du signe qui, de recueil en recueil, fait se
rejoindre le tragique d’une fuite éperdue du sens et la jubilation d’une chasse
vouée à la répétition indéfinie. L’humour, si rarement associé à la poésie en
France, devient soudain l’indice d’une distance intérieure du langage qui ne
saisit sa 'proie' qu’en se faisant, voluptueusement et désespérément,
'ombre'.
Pour une bibliographie commentée ainsi que pour
les articles et revues consacrés à Ghérasim Luca, voir l'essai cité ci-dessus
de Dominique Carlart.
Ghérasim Luca n’a jamais su faire taire sa
colère. De Bucarest, 1942, à Paris, 1994, qu’importent le temps et l’heure pour
ce poète secret et essentiel, qui se demandait si nous sommes ' assez
fantômes '.
Dans ses poèmes, Luca aura tordu la langue
française jusqu’à un point rarement atteint. Fidèle jusqu’au dernier jour à la
subversion. Il n’aura jamais fait du surréalisme des origines cette
bimbeloterie esthétisante et cette voie toute tracée pour la posture et
l’Académie qu’il est si souvent devenu. Si cette droiture, cette obstination et
cette ascèse silencieuse ne lui ont assuré que quelques centaines de lecteurs
fidèles, il n’aura au moins jamais souffert d’un malentendu. C’est qu’on ne
peut, une vie durant, douter de tout impunément : ' Combien de
fois suis-je-né ? combien de fois suis-je
mort ? un œil est-il beaucoup plus rond que
l’univers ? et tes cils ? '
Bruno Gendre, Les Inrockuptibles
Ghérasim Luca a libéré la ' langue des
oiseaux ', une parole alchimique qui dévoile les fantasmes, invoque
des fantômes, mime le cours des rêves et le flux de l’inconscient. On voit
pourquoi il a tant impressionné Deleuze Il exprime son émoi dans un texte
qui permet d’ironiser sur les critiques, ces muets du sérail :
' Le plus grand poète français, mais justement il est d’origine
roumaine, c’est Ghérasim Luca : il a inventé ce bégaiement qui n’est pas
celui d’une parole, mais celui du langage lui-même. '
Raphaël Sorin, Le Matin
L’univers poétique de Luca fait se côtoyer la
colère viscérale et l’extrême sensualité, la dureté de la société et l’intimité
du dialogue, dans une atmosphère de claustrophobie rarement atteinte : la
langue elle-même va passer de la logorrhée au balbutiement imperceptible, afin
d’épuiser le semblant d’univers concret encore à disposition : les mots.
Bruno Gendre, Libération
Ghérasim Luca l’éveilleur
Dans ses poèmes, Luca est cet homme sans cesse
qui bute sur les mots comme on s’abime de piège en piège. Il broie de la pensée
comme d’autres du noir, mais dans ses proférations, il y a place aussi pour le
rire, le foudroiement. Place également pour le désir, l’amour, la passion. Oui,
le petit personnage noir qui animait le silence prophétisait par effraction. Il
était l’oxygène des nerfs et du cœur par temps de lourde asphyxie. Il était un
éveilleur qui, simplement se présentait comme un sonneur de cloches et
annonçait : nous allons devenir la proie de l’ombre.
André Velter, Le Monde
Entendre, voir lire Ghérasim Luca, c'était
redécouvrir le pouvoir promordial de la poésie, sa puissance oraculaire et sa
vertu de subversion.
André Velter, Le Monde, février 1994.
Nous sommes là face à une épreuve de lectuere qui
est une épreuve de vie. Aussi rare que dans les rands textes de Michaux. À nous
de nous y risquer.
Emmanuel Laugier, Le Vampire actif, Le Matricule
des Anges, décembre 2001
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